L’orgue Jean Dreher (ou Dreyer) de l’ancienne église de Bellegarde (Cantorama, Jaun): notes sur son histoire et sur sa restauration/reconstruction.
L’orgue de l’ancienne église de Bellegarde, restauré et reconstruit en 2011, est mentionné pour la première fois le 3 septembre 1786, jour où le compte de l’instrument fut établi par le notaire Hans Peter Buchs, habitant du lieu dit an der Darren, hameau situé en dessous du village, et par l’huissier de campagne Christen Löwenstein. Ce document révèle que l’instrument a été construit à Fribourg et qu’un certain Joseph Schueweÿ accomplit de le transporter à Bellegarde. Le facteur d’orgue et son compagnon, mentionnés en tant que tels, restent toutefois anonymes, tout comme le sculpteur qui fit les ornements également amenés de Fribourg. Le prix de l’instrument avait été fixé à cinquante et un louis d’or et un nouvel écu pour la douane, mais «comme l’orgue avait été bien construit et monté avec soin», le facteur reçut encore le pourboire d’un doublon nouveau. Par la même occasion, on avait acheté un positif (pohsitif) et un piano (Clavier) à l’intention de l’organiste et d’autres jeunes apprentis de la région. Le texte indique clairement la provenance du piano, transporté «de Fribourg jusqu’ici» (von freÿburg biß hier), ce qui laisse supposer qu’il sortait également de l’atelier du facteur d’orgues. Ce compte mentionne encore d’autres détails: l’acquisition d’un miroir – la confection d’un panneau arrondi destiné à la balustrade de la petite tribune d’orgue (für das geschweiffte teffellet am orgel läubli) et les deux colonnes qui la supportent (die zwo stüd darunter) – les dépenses pour le(s) lutrin(s) (den luganen) et deux autres colonnes certainement placées sous la tribune inférieure (zweÿ stüd unter die bort lauben). L’honneur d’oeuvrer comme expert pour la construction de l’instrument revint au père Florentin de l’ordre des Ermites de St-Augustin (dem Pater Augustiner Florentin) – soit le père Florentin Schilling (1747-1820), alors organiste à l’église des Augustins de Fribourg – qui reçut une couronne et 17 batz pour les frais de voyage et l’examen de l’orgue (für die orgel zu aprobieren für reiß geld bezalt).
Dès la fin du XVIIIe siècle, l’orgue de Bellegarde est cité dans la littérature: c’est le cas dans la cinquième lettre du Coup-d’oeil sur une contrée pastorale des Alpes rédigée par le célèbre pasteur Philippe Bridel (1757-1845) – texte publié dans les Etrennes helvétiennes et patriotiques Pour l’an de Grace […] 1799 (pp. 22-23) sur lequel se fondera plus tard Tullio Dandolo dans la Lettera CXVII. Bellegarde et Abla[e]ntschen du cinquième volume (p. 140) de son Viaggio per la Svizzera occidentale (paru à Milan en 1830), lui-même tiré de son ouvrage La Svizzera considerata nelle sue vaghezze pittoresche, nella storia, nelle leggi, e ne’ costumi.
L’orgue Dreher d‘Orbe Lors de l’agrandissement de l’église, mené de 1808 à 1811, l’orgue dut être démonté, remonté et accordé. D’autres transformations furent exécutées en l’année 1839 par le faiseur d’orgues Hans Moser, sans doute le neveu du célèbre facteur d’orgues et de piano Aloys Mo(o)ser (1770- 1839), Jean (1792-1846) à qui l’on doit vraisemblablement l’élargissement de l’étendue du clavier de do5 à fa5. Des dépenses pour une réparation de l’instrument sont également attestées en l852 et l853. En 1867, c’est Pierre Michel de Challes à Maulles près de Sâles (FR) qui fut appelé pour «faire le soufflet et réparer l’orgue». Quatorze ans plus tard, ce fut le tour du facteur d’orgues singinois Peter Niklaus Schaller (1843-1914) d’exécuter un travail qui fut examiné par Bonaventure Bugnard, organiste de Charmey. Bien qu’à la fin du XIXe siècle on était déjà préoccupé par la question de la construction d’une église plus spacieuse, on fera encore appel en 1898 au facteur allemand Jean Ratzmann – né en 1842 –, établi à Bulle, pour lui confier une réparation de l’instrument: il s’agit sans doute du fils aîné de Wilhelm August Ratzmann (1812- 1880), membre de la famille des facteurs d’orgue thuringiens d’Ohrdruf et de Gelnhausen. Malgré l’intervention de ce facteur, l’orgue se trouva dans un tel état que l’année suivante déjà un harmonium fut acheté.
Dès le début du XXe siècle, on ne prêta plus attention à l’orgue «inutilisable» de l’ancienne église, l’intérêt général se portant sur le débat de la construction de la nouvelle église (pose de la première pierre en 1908) pour laquelle une réutilisation de l’ancien instrument ne fut jamais prise en considération. Ce dernier, abandonné, fut ensuite entreposé dans les combles de l’ancienne église, puis dans celles de la nouvelle. Ainsi certaines parties de l’orgue purent heureusement être sauvées: le buffet, le sommier manuel (côté do et côté do#), des parties de la soufflerie, notamment deux des trois soufflets cunéiformes d’origine, et quelques tuyaux de bois anciens d’une époque ultérieure. Malheureusement, aucun tuyau de métal de Dreher n’a survécu.
Toutefois on en avait la certitude: l’orgue avait été construit à Fribourg, il devait s’agir d’un instrument de Joseph Anton Moser (1731-1792), le père du célèbre constructeur de l’orgue de St-Nicolas de Fribourg (Aloys), ou de Jean Dreher (ou Dreyer) (1776-1825). Grâce à une comparaison avec l’orgue en balustrade presque intégralement conservé de St. Stephan (BE), datant de 1778 et créé par Joseph Anton Moser, on put constater, qu’il ne pouvait s’agir d’un instrument de cet organier, mais bien d’un ouvrage de Jean Dreher connu en premier lieu comme facteur de pianos.
La reconstitution de l’instrument de Dreher, adjugée en 2009 à la maison Goll de Lucerne, n’était pas une tâche facile. Aucun orgue de la main de Dreher n’a pu servir de modèle, car à notre connaissance, si l’on fait abstraction du buffet principal d’Aubonne (1811/12), tous les instruments de cet organier, celui d’Orbe (1797) et celui de St-Saphorin (1812) ont disparu.
Grâce à deux cartes postales «historiques» sur lesquelles l’orgue Dreher d’Orbe est encore bien visible, des indications ont pu être décelées du moins pour la reconstruction des lèvres des François Seydoux avec l’harmoniste Christian Kubli tuyaux de façade à Bellegarde. Pour la réalisation d’autres éléments manquants, les facteurs d’orgues de Lucerne, sous la direction de Simon Hebeisen (directeur du projet) et de Christoph Stocker (plans et technique), se basèrent sur des indices apparus lors de l’analyse du matériel encore existant (sommiers, éléments de la soufflerie, pièces éparses de la mécanique). Malheureusement, pour la physionomie et la fabrication de la tuyauterie placée à l’intérieur du buffet, en particulier les tuyaux de métal, tout modèle faisait défaut.
Les éléments du buffet conservés présentaient encore la polychromie d’origine, constituée de deux teintes de bleu, mais en mauvais état: les années et les variations climatiques considérables – surtout lorsque le buffet gisait dans les combles de l’église – ont contribué à ce que la couleur se craquelle et s’écaille, la luminosité de la couleur ayant été fortement ternie par une couche de crasse qui s’y était déposée au cours des années. La restauratrice Lotti Hegglin (Unterkulm) nettoya et retoucha la polychromie originale, peignant à neuf les plus grands espaces manquants et les nouvelles parties complémentaires (couleur à l’huile et glacis).
Pour ce qui est des ornements, qui comme l’instrument avaient été confectionnés à Fribourg, sans nul doute par le réputé peintre et sculpteur Dominique Martinetti (1739-1808), ils ont été recréés dans le style de ce dernier par Richard Büeler (Schwyz) et respectivement par Hanspeter Stalder (Sursee). Malgré de nombreuses recherches entreprises notamment par l’organiste Werner Schuwey, il a malheureusement été impossible de retrouver des éléments de ces ornements.
C’est ainsi que l’ancienne église de Bellegarde, devenue «Cantorama» (c’està- dire «Maison du chant choral») depuis 1992, présente à ses hôtes le seul orgue de Jean Dreher actuellement en état d’être joué. Trônant fièrement sur la tribune supérieure, il est alimenté par une soufflerie située à l’étage inférieur, avec ses trois soufflets cunéiformes (dont deux sont d’origine) que l’on peut actionner manuellement, si l’on préfère recourir à une énergie verte. Grâce à l’harmoniste Christian Kubli, les tuyaux parlent à nouveau le langage pittoresque du terroir, égayant les auditeurs. Bellegarde peut s’enorgueillir d’offrir à ses visiteurs une telle curiosité. On ne peut que lui souhaiter de compléter maintenant le triptyque instrumental de 1786 en y ajoutant le positif et le piano[-table] qui lui manquent. Cet ensemble ne fera qu’accroître l’intérêt et le nombre des visiteurs qui, nous l’espérons, viendront s’en délecter de tous les horizons.
Bibliographie: Des ténèbres de l’oubli aux feux de l’actualité – La reconstruction de l’orgue de l’Ancienne Eglise de Bellegarde (Cantorama), ouvrage collectif édité par la Fondation de l’Ancienne Eglise de Bellegarde (avec entre autres des contributions de Simon Hebeisen et François Seydoux ainsi qu’une discussion entre Werner Schuwey et Berthold Buchs avec Karl Buchs), Bellegarde 2011.
NB. Cette publication en langue française ne comporte pas de notes: on pourra se référer pour celles-ci à la version allemande: Aus der Vergessenheit ins Rampenlicht: Die rekonstruierte Orgel im Cantorama (Alte Kirche Jaun), Sammelpublikation hrsg. von der Stiftung Alte Kirche Jaun 2011.
Fribourg le 27 mars 2012
François Seydoux